Interview avec Hélène de Troostembergh, CEO BuildUP

Si vous demandez à Hélène de Troostembergh quel est son objectif, la réponse est aussi simple qu'ambitieuse : avoir un impact positif sur les défis mondiaux en repensant radicalement le secteur de la construction. Elle dirige BuildUp, une start-up qui construit des maisons, des écoles et des bureaux hors site. Des bâtiments entièrement démontables et recyclables à la fin de leur cycle de vie. “L'impact actuel du secteur de la construction sur l'utilisation des ressources et les émissions mondiales de CO2 est tellement lourd qu'un changement de cap radical s'impose.”

La constructionhors site est beaucoup plus durable que la construction traditionnelle.

Hélène de Troostembergh a étudié les sciences commerciales, section entrepreneuriat, et a obtenu un deuxième master en corporate finance à la Vlerick Business School. Elle a travaillé pour Danone pendant deux ans, mais l'envie d'entreprendre commença alors à la démanger.

“Je suis issue d’une famille d'entrepreneurs, opérant dans le secteur de la construction de piscines. L'idée de BuildUp m’a été suggérée par mon père. Lors d'un voyage en Australie et en Nouvelle-Zélande, il vit des machines capables de déformer l'acier à froid pour en faire une structure portante très légère pour des constructions résidentielles. Il y perçut une opportunité fantastique de repenser la construction en Europe et me demanda si j'étais prête à m'engager sur cette voie. J'ai ainsi fondé BuildUp en 2018, après une étude de marché approfondie. Nous ne sommes pas une entreprise de construction traditionnelle, mais un spécialiste de la construction hors site. Nous produisons des habitations en usine, elles sont assemblées sur le chantier.”

En quoi cela diffère-t-il de la construction préfabriquée que nous connaissons déjà?

“La vague de constructions préfabriquées qui a suivi la Seconde Guerre mondiale avait une connotation négative, les maisons étant considérées comme de moindre qualité. Aujourd'hui, c'est le contraire. Nous utilisons des matériaux de pointe. Grâce à la numérisation poussée, la marge d'erreur est nettement plus réduite et le contrôle de qualité est plus strict. La construction est beaucoup plus rapide. Le total cost of ownership est inférieur. En outre, la construction hors site est beaucoup plus durable que la construction traditionnelle. Je constate que le secteur de la construction est confronté à des défis majeurs. Les normes en vigueur sont très strictes, notamment en matière de structure des bâtiments, de durabilité et d'efficacité énergétique, d'acoustique et de sécurité incendie. L'approvisionnement en matières premières et l’augmentation des prix des matériaux posent problème. Le secteur est frappé par une pénurie de bons ouvriers qualifiés. La solution réside dans une approche radicalement différente.”

Le secteur n'est-il donc pas innovant?

“Les innovations ont été nombreuses au niveau des matériaux, mais pas au niveau des processus et de l’ensemble de la chaîne de valeur. Le goulet d'étranglement qu'ils constituent ne date pas d’hier. Une étude très intéressante réalisée en 2008 par McKinsey a dressé un tableau de l'évolution de la valeur ajoutée créée par heure dans différents secteurs. Certains ont connu une évolution fantastique, comme l'agriculture ou la construction automobile. Le seul secteur qui ait vu sa valeur ajoutée à l’heure baisser en permanence au cours des dernières décennies est la construction.

Dans d'autres secteurs, un changement disruptif s’est produit à plusieurs reprises dans la chaîne de valeur, mais pas dans le secteur de la construction. En conséquence, les grandes entreprises de construction affichent un résultat net d’un ou, peut-être, deux pour cent. Au moindre problème, elles ne sont plus rentables. Elles ne peuvent économiser sur les matériaux et la main-d'oeuvre, car elles risqueraient alors de ne plus répondre aux normes auxquelles un bâtiment doit satisfaire. La seule alternative est d'innover tout au long de la chaîne de valeur et d'investir dans des modèles d'entreprise disruptifs et innovants.

C'est ce que nous faisons. Au lieu de transporter tous les matériaux sur le chantier et de recommencer de zéro à chaque fois, nous apportons tout dans l’enceinte de l'usine et livrons des maisons prémontées qui doivent seulement être assemblées sur le chantier. Cette évolution est possible grâce à l'avènement de la numérisation dans la construction. Et elle est nécessaire si nous voulons rendre le secteur de la construction plus durable. Près de cinquante pour cent des matières premières utilisées dans le monde sont destinées au secteur de la construction, qui est responsable de trente pour cent des déchets. Quarante pour cent des émissions de CO2 proviennent du secteur et de l'environnement bâti, c'est-à-dire des bâtiments eux-mêmes. Nous ne pouvons pas continuer à construire comme nous le faisons actuellement.”

La construction hors site peut-elle offrir une solution?

“Plusieurs études montrent que la construction hors site et le transport vers le chantier améliorent de 35 % les émissions de CO2. Nos bâtiments eux-mêmes atteignent la neutralité énergétique. La numérisation et la possibilité d'inventorier avec précision tous les matériaux d'une maison ouvrent de grandes perspectives d’urban mining.”

En quoi consiste l'urban mining?

“Nous ne pouvons et ne devons plus utiliser les matériaux comme si leur disponibilité était infinie. Chez BuildUp, nous concevons un bâtiment dès le départ de manière à ce qu'il soit démontable : design for disassembly. Nous modélisons le bâtiment sur ordinateur et nous disposons de données numériques pour chaque matériau. Ainsi, dans 50 ans, nous saurons toujours exacte¬ment quel matériau se trouve à quel endroit, comment la maison a été construite et isolée. Si elle ne répond plus aux normes futures, vous pourrez en retirer le matériau non conforme, le remplacer par un nouveau et recycler ou réutiliser l'ancien dans une autre application. Nous ne croyons pas qu'il soit encore possible de concevoir des bâtiments qui ne soient pas de conception entièrement circulaire.”

Qu'en est-il des entreprises de construction traditionnelles dans le concept de BuildUp?

“L'entrepreneur général assemble ce qui est livré sur le chantier. Il devra donc se réinventer, mais il y sera de toute façon contraint par le problème de la recherche de personnel qualifié.”

Quel est le rôle de l'architecte?

“En Belgique, un architecte est responsable d'un bâtiment pendant dix ans, si bien qu’il n'est pas enclin à innover. En fait, l'architecte a deux casquettes très différentes. Il a un rôle créatif, d'une part, et technique, d'autre part. C’est là que le bât blesse. Un architecte ne peut pas connaître tous les systèmes et matériaux de construction ; il ne peut pas contrôler l'ensemble du bâtiment. Dans notre projet, c'est toujours l'architecte qui détermine l’esthétique du bâtiment, la manière dont il est agencé et s'intègre dans son environnement. Mais les aspects techniques sont du ressort des ingénieurs et de l'usine. Nous donnons une garantie sur notre système complet et tous nos éléments.”

Que faut-il pour créer un revirement culturel parmi les architectes, les entrepreneurs et les maîtres d'oeuvre?

“Le principal obstacle est que les gens pensent toujours en termes de coût de construction initial et non de total cost of ownership. Dans les adjudica¬tions, le prix pèse toujours beaucoup trop. Un exemple récent. Un village d’accueil d'urgence a été construit à Gand pour des réfugiés ukrainiens. Ces conteneurs sont des unités d'habitation de qualité médiocre, constituées d'une isolation en polyuréthane et de métal et chauffées au gaz. Dans quelques années, ils viendront à coup sûr grossir la montagne des déchets. Cela peut être beaucoup plus durable. J'ai proposé au Gouvernement flamand de construire un village d’accueil d'urgence durable composé de modules dont l'empreinte carbone est la plus faible possible.

Nous utiliserions des isolants d'origine biologique et de l'acier recyclé, et ils fonctionneraient à l'énergie solaire. Une fois qu'ils auront servi à héberger des Ukrainiens, vous pourrez les déplacer, ils répondront à toutes les normes des logements sociaux ou des logements pour étudiants. Mais, naturellement, il ne faut pas dans ce cas tenir compte du coût d'investissement initial, mais du total cost of ownership. Il faut par exemple tenir compte aussi de la maintenance, de la consom¬mation d'énergie et du recyclage en fin de vie. C’est encore beaucoup trop rarement le cas. Mais à mesure que le total cost of ownership prendra de l’importance et que les critères de durabilité deviendront plus stricts dans la construction, nous nous imposerons davantage et prendrons une longueur d’avance sur la concurrence.

Pouvez-vous produire n'importe quel bâtiment hors site? Y a-t-il des limites au design et à l'esthétique?

“Nous essayons de laisser la liberté architecturale à l'architecte, mais nous ne pouvons pas réaliser des bâtiments vraiment spéciaux, comme la capitainerie du Port d'Anvers. Nous avons une solution pour quatre-vingts pour cent des bâtiments.”

De quels éléments une maison BuildUp se compose-t-elle?

“La structure portante est une structure en acier qui permet d'alléger la construction de quarante pour cent et de réduire les émissions de CO2 de 35 %. Elle gardera certainement sa stabilité pendant des centaines d'années; vous n’aurez pas à souffrir de la décrépitude du béton ou du bois, par exemple.

Nous l'entourons d'une enveloppe de matériaux isolants d’origine biologique, tels que la fibre de bois ou l'herbe, ainsi que de briques, de bois et de béton. Ces éléments sont produits en usine. Après la commande, nous avons besoin de deux semaines pour la conception et l'ingénierie, d'une semaine pour la production et d'une semaine pour le montage. La construction hors site demande donc beaucoup moins de temps que la construction traditionnelle.

BuildUp opère également sur le marché de la rénovation, avec notre branche d’activité Retrofit. Pour atteindre la neutralité énergétique d'ici 2050, 43 millions de logements doivent être rénovés en Europe. Soit 5.000 par jour, un défi gigantesque auquel nous commençons seulement à nous atteler avec le soutien de l'Europe. Energiesprong est un concept européen open source dont le cahier des charges vise à évoluer vers des bâtiments neutres en énergie, basés sur des systèmes préfabriqués. En une journée, vous mettez une enveloppe autour d'un bâtiment. Isolation, ventilation, panneaux solaires, tout y est. Nous y avons souscrit et avons depuis lors réalisé trois projets dans le nord de la France : la rénova¬tion énergétique de 160 logements sociaux, d'un immeuble d'appartements et de six bâtiments scolaires. Nous faisons également partie d'un consortium européen qui vise à rénover 750.000 logements grâce à des subventions d'ici 2030. Aujourd'hui, ces subventions européennes sont encore nécessaires car le modèle économique n'est pas encore au point.”  

Où en est BuildUp aujourd'hui?

“Nous sommes toujours une start-up. Notre chiffre d'affaires a certes triplé entre 2021 et 2022, pour atteindre six millions d'euros, mais aujourd'hui nous recherchons avant tout une meilleure rentabilité plutôt qu'une croissance absolue. Notre modèle d'entreprise n'est pas encore rentable car le coût de la recherche et du développement des produits est encore très élevé. Ce n'est que lorsque notre modèle d'entreprise sera parfaitement défini que nous pourrons passer à l'échelle supérieure et chercher de nouveaux capitaux.”

Quelle est la taille de l'entreprise?

“Nous avons une équipe de 60 collaborateurs. La moitié travaille en production, l'autre moitié constitue notre bureau d'études composé de concepteurs, d'ingénieurs et d'ingénieurs-architectes. Pour faire face aux pics de production, nous travaillons avec des sous-traitants. Notre bureau d'études dessine des plans, travaille à l'automatisation du processus d'ingénierie et au développement de produits. C'est sur ce point que nous nous concentrerons au cours des trois prochaines années.”

Où vous voyez-vous dans cinq ans?

“Nous poursuivons un objectif clair. Nous voulons avoir un impact positif sur les défis humanitaires mondiaux par le biais du secteur de la construction et des bâtiments. Heureusement, la construction durable et hors site suscite une attention croissante dans le monde entier, et nous devons faire en sorte d'être compétitifs. Je pense que c'est un secteur fantastique, on ne peut plus passionnant. Il y a tellement de paramètres et de partenaires en jeu, le paysage est tellement fragmenté. Nous avons une équipe très jeune et motivée qui attache beaucoup d’importance à la durabilité. Nous sommes convaincus que nous pouvons faire une différence.”

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