Collaborer dans une entreprise familiale ne va pas de soi
Octroyer à chacun la même rémunération est presque jamais une bonne idée.
Professeure Anneleen Michiels
‘La politique en matière de dividendes et de rémunération aborde deux thématiques qui peuvent engendrer des conflits dans les entreprises familiales, surtout à partir des deuxième et troisième générations. Mais si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit qu'il s'agit souvent plus de psychologie que de finance.’ C'est ce qu'affirme la Professeure Anneleen Michiels, qui étudie les entreprises familiales et les familles à la tête d’une entreprise.
La Professeure Anneleen Michiels est chargée de cours en Finance & Family Business à la faculté de sciences économiques de l'Université d’Hasselt. Elle enseigne des matières financières aux étudiants en sciences économiques appliquées, en ingénierie commerciale et sciences commerciales. Ses recherches sont consacrées aux entreprises familiales et aux familles à la tête d’une entreprise.
En quoi les entreprises familiales se distinguent-elles des autres entreprises?
‘La représentation des différents rôles dans des entreprises familiales fait appel au modèle à trois cercles : la famille, l'entreprise et les actionnaires. Les membres de la famille exercent souvent deux ou trois rôles. Le cercle supplémentaire de la famille rend la situation plus complexe que dans d'autres entreprises. Une autre différence est que les propriétaires d'entreprises familiales ont en général une vision à long terme. Ils veulent transmettre l'entreprise à la génération suivante et prendre des décisions à plus long terme. Leur capital est plus patient, il y a moins de pression sur les résultats à court terme.
Par ailleurs, les propriétaires accordent de l'importance non seulement à l'aspect économique, mais aussi à l'aspect socio-émotionnel. Si l'entreprise porte le nom de la famille, la cohésion est encore beaucoup plus grande. La réputation et la cohésion de la famille sont importantes, ce qui les rend encore moins susceptibles de commettre des fraudes, par exemple, ou de considérer que la réduction de la pollution est encore plus importante. Sur le plan financier, le nombre d'actionnaires actifs est généralement très limité. Mais la plus grande différence avec les autres entreprises est que les décisions doivent être prises dans un contexte familial. Les parents, les frères, les sœurs, les neveux et nièces sont concernés par certaines décisions financières et peuvent en ressentir l'impact.’
Êtes-vous issue d'une famille à la tête d’une entreprise?
‘Non. C'est mon doctorat consacré à la politique en matière de rémunération et de dividendes dans les entreprises familiales qui m'a poussée dans cette direction. De très nombreuses recherches quantitatives ont déjà été menées sur ces questions dans de grandes entreprises non familiales. Au cours de mes recherches et lors d’entretiens avec des chefs d'entreprise et conseillers, je suis rapidement arrivée à la conclusion que nous ne pouvions pas appliquer toutes ces connaissances aux entreprises familiales, dans lesquelles, souvent, la politique en matière de rémunération et de dividendes n’est pas vraiment affaire de chiffres.’
De quoi s'agit-il dans ce cas?
‘Les dividendes et la rémunération sont deux thèmes qui engendrent de nombreux conflits dans les entreprises familiales, mais, souvent, il ne s'agit pas uniquement d'une question d'argent et les causes sont plus profondes. Parfois, les frictions remontent à l'enfance et au sentiment de ne pas avoir été traité sur un pied d'égalité ou de ne pas avoir été suffisamment apprécié à l’époque. Une telle situation ne se règle pas en ajustant la rémunération ou en distribuant un dividende plus élevé. Souvent, il s'agit plus de psychologie que de finance. Il convient aussi d'opter pour une autre méthode de recherche. Avec des collègues, même à l’échelle internationale, j'ai réalisé quelques grandes études de la littérature sur trois thèmes : les décisions de financement, la politique en matière de dividendes et les indemnités de gestion. Il s'est avéré qu'il n'existait pas encore tellement d'études sur le sujet, nous ne pouvons pas donner aux entreprises familiales ou à leurs conseillers beaucoup d'éléments sur lesquels ils peuvent s'appuyer lorsqu'ils viennent nous demander des conseils. Nous avons donc appelé les cercles académiques à adopter une approche différente, beaucoup plus qualitative, de la recherche sur les entreprises familiales, avec des entretiens approfondis et des études de cas. Nous y travaillons d'arrache-pied pour le moment.’
La taille de l'entreprise joue-t-elle un rôle?
‘Non. Les émotions et la psychologie jouent un même rôle dans tous les contextes culturels et dans les entreprises familiales, quelle qu'en soit la taille. Les grandes entreprises abordent certaines questions exactement de la même manière que les toutes petites. C'est frappant.’
Quelle est la question la plus fréquente que posent les entreprises familiales ou leurs conseillers?
‘Souvent, ils s'interrogent sur le montant d'une rémunération conforme au marché en raison de l’existence d’un conflit à ce sujet dans la famille. J'essaie toujours de leur faire comprendre que coller un chiffre sur la rémunération n'est probablement pas la solution. Il est important d'examiner d'abord les facteurs sous-jacents.
Dans une étude clôturée récemment, nous nous sommes penchés sur l'importance de l'argent pour les différents membres d'une famille à la tête d’une entreprise. Nous nous sommes basés sur le concept Money Scripts, issu de la littérature sur la psychologie financière. Cela signifie que les conceptions financières formées pendant l'enfance se répercutent sur les décisions financières prises à l'âge adulte. Ces conceptions diffèrent d'une personne à l'autre, même si elles ont grandi dans la même famille. L'argent peut être une source de bonheur pour l'un, et une source de sécurité ou un moyen de faire le bien pour l'autre. Au moment de prendre des décisions à propos de l'endettement dans une entreprise familiale, par exemple, les membres de la famille pour lesquels l'argent est synonyme de sécurité seront très prudents à l'idée de contracter des dettes tandis que d'autres ne le seront pas du tout et y verront surtout des opportunités.’
Existe-t-il de grandes différences dans la manière dont les entreprises familiales rémunèrent les membres actifs de la famille?
‘Nous avons interrogé 350 membres de familles d'entrepreneurs dans le monde entier, surtout de grandes entreprises. Certaines questions portaient sur la rémunération. 14 pour cent ont indiqué verser exactement la même rémunération à tous les membres de la famille dans l'entreprise, quelle que soit leur fonction. Près de 20 pour cent paient délibérément tous les membres de la famille plus que le niveau conforme au marché, le même pourcentage à un niveau un peu inférieur.’
Octroyer à chacun la même rémunération, est-ce une bonne idée?
‘Non, ça ne l'est presque jamais. Très souvent, les parents agissent ainsi pour garder l'église au milieu du village : tout le monde pareil. Ils ne veulent pas faire de différence entre les enfants. Car s'ils le font, ils doivent aussi aborder les capacités différentes des enfants et y attacher une valeur. Ils préfèrent éviter cette conversation, mais, tôt ou tard, la bombe explose. À plus long terme, il y a toujours bien un des enfants, ou un de leurs partenaires, qui se trouve en désaccord.’
Et si la rémunération est supérieure ou inférieure au niveau conforme au marché?
‘Une rémunération plus élevée peut donner aux autres travailleurs le signal que les membres de la famille ont plus de valeur, que leur apport est plus important ou qu'ils doivent être stimulés financièrement pour accepter de venir travailler dans l'entreprise familiale. Cela peut conduire à des conflits. Les entreprises qui versent une rémunération inférieure au niveau conforme au marché le font souvent dans l'idée que c'est un honneur de travailler pour l'entreprise familiale. Il s'agit souvent de la cause de conflits. L'un des arguments intervenant dans cette faible rémunération est qu'un membre de la famille est ou deviendra quand même actionnaire à terme, et recevra donc un dividende. C'est là qu'intervient la confusion des rôles du modèle à trois cercles - membre de la famille, travailleur et actionnaire - et que les deux flux financiers sont également confondus.’
Une rémunération égale pour tous les membres de la famille peut créer des tensions, mais l'inverse est tout aussi vrai. Comment s'en sortir?
‘C'est très difficile. Surtout que les parents partent souvent du principe que leurs enfants vont s'entendre. C'est le vœu le plus cher de tous les parents. Mais la confusion des rôles entre également en ligne de compte : les enfants sont tout à fait égaux pour les parents, mais dans l'entreprise, ils ne le sont peut-être pas. Il est donc essentiel d'en parler et de conclure des accords clairs à ce sujet. C'est aussi plus facile à dire qu'à faire. Quand avez-vous cette conversation? En effet, une transmission ne se fait généralement pas du jour au lendemain, elle se déroule petit à petit. De plus, tous les enfants ne sont pas impliqués, et certainement pas au même moment. Et à mesure que d'autres membres de la famille entrent en jeu, dans la deuxième et, surtout, dans la troisième génération qui compte aussi des actionnaires, les choses ne cessent de se compliquer. Par exemple, une situation dans laquelle deux enfants travaillent dans l'entreprise et deux autres pas engendre souvent des conflits.
Les enfants extérieurs à l'entreprise, par exemple, remettent en question la rémunération. Ceux qui travaillent dans l'entreprise trouvent la rémunération insuffisante par rapport à l'effort fourni et voient la création de valeur aller aux actionnaires qui reçoivent tous le même montant. Les enfants externes à l’entreprise préfèrent recevoir des dividendes, ceux qui y travaillent veulent garder le capital dans l'entreprise.’
Comment parvenir à de bons accords entre les différentes générations et les membres de la famille?
‘En se mettant ensemble à table. Nous constatons parfois que la première génération met sur papier les accords et les règles qui régiront la transmission, ou fait appel à un conseiller ou à un avocat à cet effet. Ce n'est pas la meilleure approche. Les accords doivent remporter l'adhésion de toutes les parties ; le processus est le plus important. Si la famille a suivi un trajet, qui peut parfois durer des années, les nombreux aspects qui peuvent être sources de conflits auront été abordés. Chacun peut toujours se référer à ce document en cas de difficultés. Il est nécessaire aussi de continuer à se concerter et à adapter les accords en fonction de l'évolution des circonstances. Nous constatons parfois que des efforts sont déployés pour rédiger une charte, qui est ensuite enfouie dans un tiroir. Lorsque la famille s'étend, surtout, il faut beaucoup d'efforts de chacun de ses membres pour établir et maintenir le lien.’
Que se passera-t-il si la prochaine génération n'est pas prête ou si personne n'est intéressé?
‘Dans ce cas, il faut chercher un acheteur. C'est souvent douloureux pour la génération précédente. Ce n'est pas facile non plus pour les enfants, car ils se sentent souvent responsables envers les parents ou grands-parents qui ont fondé l'entreprise et sont réticents à en sortir complètement. La situation est encore plus difficile lorsque la génération suivante est certes intéressée, mais que personne ne dispose des capacités adéquates. Ou lorsqu'il y a des enfants qui ont les capacités nécessaires mais n'ont pas envie de prendre le relais. Le secteur dans lequel opère l'entreprise ou le produit peuvent également jouer un rôle important dans la volonté de rejoindre l'entreprise. C'est pourquoi, en cas de transmission à la génération suivante, on observe parfois un revirement dans la stratégie ou même dans le développement de produits, mieux adaptés aux intérêts et aux compétences de la génération suivante.’
Le rôle de la génération précédente, des parents, est-il suffisamment pris en compte en cas de transmission?
‘Le parent est souvent oublié. Depuis plusieurs années, les conseillers accordent beaucoup d'attention au processus de transmission et à la préparation de la génération suivante, ce qui est une bonne chose, mais le cédant est souvent oublié. Il est toutefois important de bien l'y préparer, car il est très difficile de se séparer d'une entreprise que l'on a dirigée pendant des années, voire fondée soi-même. Il est tentant de continuer à se mêler de tout. Nous notons qu'il est important que la génération précédente ait encore un rôle ou une raison d'être. Il faut en discuter, de bons accords sont absolument nécessaires. À quoi les deux générations peuvent-elles s'identifier? Cela dépend d'une famille à l'autre. Parfois, les enfants disent qu'ils ont encore besoin de leurs parents. D'autres souhaitent couper complètement les liens des parents avec l'entreprise au moment de la reprise. Il est important d'entamer la conversation sur les souhaits de chaque partie et sur les accords à conclure pour que tout se passe bien. Si le cédant a une autre passion ou un autre but important, cela facilite beaucoup la transmission.’
En cas de conflit, est-il conseillé de faire appel à un accompagnement externe?
‘Absolument. À l'Université d'Hasselt, nous organisons depuis plusieurs années des formations pour les conseillers des entreprises familiales, y compris les avocats et les banquiers. Comment abordent-ils un conflit? À qui peuvent-ils renvoyer leurs clients? Comment exercent-ils leur mission de soutien et de conseil sans excéder les limites de leur rôle? La formation de base est consacrée aux aspects juridiques, financiers et fiscaux des entreprises familiales. De nombreux participants voulaient également en savoir plus sur les dynamiques familiales. C'est pourquoi, depuis l'année dernière, une deuxième formation se penche sur les aspects psychologiques.’
Cette nouvelle ne constitue ni une recommandation d’investissement ni un conseil.