Interview Eddy Duquenne (Kinepolis Group)
Entreprendre, c'est prendre des risques calculés.
La pandémie de Covid et la fermeture obligatoire des salles ont durement frappé le secteur du cinéma, mais Kinepolis Group a mieux résisté à la crise que bon nombre de ses concurrents. Le nombre de visiteurs n'a peut-être pas encore retrouvé le niveau de l'année record 2019, mais le chiffre d’affaires, l’EBIDTA et les bénéfices nets ont augmenté par rapport à il y a cinq ans. « Le profil à faible risque que nous avons toujours défendu dans le passé s’est avéré payant et, comme nous possédons beaucoup de nos complexes, nous n'avons pas eu à payer de loyer », explique le PDG, Eddy Duquenne.
Eddy Duquenne a commencé sa carrière dans le secteur bancaire. Il a ensuite été PDG de Sunparks pendant neuf ans. Après avoir vendu Sunparks au groupe Pierre & Vacances, il a rejoint Kinepolis Group. D'abord administrateur indépendant, il est PDG depuis 2008. Le groupe comptait alors 23 cinémas, il en compte aujourd'hui 109. Kinepolis est également présent au Canada et aux États-Unis.
Kinepolis Group a donc connu une forte progression depuis que vous avez pris vos fonctions de PDG. Quels sont les principaux piliers de cette réussite?
«Nous avons commencé à mettre en place ce que nous pourrions appeler aujourd'hui une organisation en auto-apprentissage. Nous avons façonné de la même manière la structure organisationnelle des 23 cinémas que nous possédions à l'époque. Dans chaque cinéma, nous avons nommé une personne responsable de la billetterie, du shop, du nettoyage, de la qualité de la projection et du son, de la maintenance et de notre nouveau fonctionnement «business-to-business». Nous avons fourni à ces personnes un management reporting tool très simple qui a recensé tous les facteurs ayant impacté les profits et les charges. Puis, nous avons visualisé aussi la satisfaction des clients et des collaborateurs par département. Ensuite, nous avons pris l’initiative de réunir régulièrement les personnes occupant la même fonction dans les différents cinémas pour qu'elles échangent leurs expériences et leurs connaissances. Ces équipes ont connu une évolution incroyable en termes d’audace et de savoir-faire. Les idées qu'elles ont apportées étaient sans cesse meilleures et plus sophistiquées ; de plus en plus de leurs propositions ont conduit à créer à des chiffres d’affaires nouveaux ou plus élevés, à de nouveaux produits, à de nouvelles initiatives. Nos résultats se sont améliorés très rapidement et ont fait boule de neige : meilleurs sont les résultats, plus vous pouvez investir dans l'innovation, qui conduit à son tour à de meilleurs résultats. En cinq ans, nous sommes passés à 109 cinémas. Déjà actifs en Belgique, en France et en Espagne, et dans une moindre mesure en Suisse et en Pologne, nous opérons désormais aux Pays-Bas, au Luxembourg, au Canada et dans le Michigan, aux Etats-Unis. Nous sommes aujourd'hui le sixième groupe cinématographique d'Amérique du Nord, aussi important là-bas qu'en Europe.»
Les équipes, par leur auto-apprentissage, ont participé à la création de valeur. Qu'en est-il de la gestion des coûts?
«Bien que nous ayons une structure de coûts relativement fixe, nous appliquons toujours une gestion sophistiquée des coûts. Ici, il y a quatre séances par jour, des modèles fondés sur l’IA prédisent le nombre de clients que nous aurons par séance. Les effectifs sont calculés en fonction de ceux-ci. Cela semble simple, mais de très nombreux facteurs entrent en compte. S'il pleut le dimanche pendant le petit-déjeuner, les gens achètent un ticket et il y a beaucoup de monde à la séance de 15 h, même si le soleil a fait son apparition entre-temps. La fête foraine dans le village, Tomorrowland, la programmation de films qui se font concurrence, tout cela joue un rôle. Le week-end, les gens sont libres et, en moyenne, viennent au cinéma un peu plus tôt, alors qu'en semaine, ils arrivent plutôt à la dernière minute. Pour un même nombre de visiteurs, il faut donc prévoir plus de personnel dans le shop les soirs de semaine que les week-ends. Nos modèles sont basés sur un solide know-how, provenant nos équipes.»
Kinepolis Group adopte un style de management prudent, s'appuyant sur des faits et des chiffres.
Eddy Duquenne (Kinepolis Group)
Kinepolis connaît-il bien ses clients?
«En 2008, nous en savions très peu sur nos clients. Devenir le meilleur marketeur est donc l’un de nos piliers stratégiques. Il s'agit essentiellement de cerner qui vient au cinéma, voir quel type de film, à quelle fréquence et quel est son avis sur le film qu’il a vu. Les grands blockbusters sont connus, nous les programmons naturellement. C'est notre programmation passive. Elle s’accompagne de la programmation active de films de qualité que le public ne connaît pas, ou pas si bien. Sur la base des connaissances de nos publics cibles dans la zone de chalandise d'un cinéma, nous réfléchissons à cette offre. Beaucoup de personnes d'origine turque vivent à Gand, par exemple, et c'est pourquoi nous avons établi une collaboration avec des distributeurs turcs et proposons des films turcs à succès. Nous adaptons même la gamme de produits de notre shop à ce groupe cible. En fait, nous voulons devenir le sommelier du film. Nous voulons connaître les clients tellement bien qu’ils sachent qu'ils seront séduits par ce que nous leur proposons.»
Kinepolis Group loue relativement peu d'infrastructures et est propriétaire de la plupart de ses complexes. Existe-t-il encore des possibilités d'optimisation dans ce domaine?
«Jusqu'à présent, nous nous concentrions principalement sur l'expansion, mais nous accordons désormais plus d'attention à l'optimisation de notre portefeuille immobilier. Le secteur du cinéma perd 0,3 à 0,5 % de ses visiteurs chaque année depuis la Deuxième Guerre mondiale. Bien que notre chiffre d'affaires ait fortement augmenté, l'occupation physique diminue. Nos salles sont donc trop grandes, nous avons trop de sièges. De plus, nos halls d’entrée sont trop grands parce qu'avant, tous les films commençaient en même temps et les gens choisissaient le film qu'ils voulaient voir sur place. Il fallait de la place pour bien accueillir tous les visiteurs. Aujourd'hui, ils achètent leurs billets en ligne et les heures de début varient selon le film. La question est de savoir si nous pouvons réorganiser notre espace et créer de la surface pour en faire autre chose. Par exemple, nous travaillons actuellement sur des concepts de karaoké. Ceux-ci offrent encore du potentiel, c'est une opportunité que nous avons sur les exploitants de cinéma qui louent leurs locaux.»
Quelles sont les raisons de la baisse de fréquentation des salles de cinéma?
«Cette tendance est liée à la démographie et au vieillissement de la population. Les jeunes et les familles vont en proportion plus souvent au cinéma que les personnes plus âgées. Un deuxième facteur est le pouvoir d'achat. À mesure qu'une population augmente son pouvoir d'achat, elle s'ouvre d'autres possibilités, comme aller au restaurant. On le voit très clairement dans les économies émergentes. Le cinéma est la sortie la moins chère (the cheapest night out), la première que l’on peut se permettre. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles nous sommes relativement préservés des effets de la récession.»
La concurrence d'acteurs tels que Netflix, Disney ou Streamz joue-t-elle un rôle?
«Non. Le cinéma a survécu à l'avènement de la télévision en couleur, de la télédistribution, des vidéothèques, des cassettes VHS, des DVD et du Blu-ray. Nous proposons une soirée où vous partagez une émotion, la télévision et les grandes chaînes de streaming ne sont pas des concurrents. Je cite souvent comme comparaison la cuisine que nous avons tous à la maison. Elle ne fait pas concurrence au restaurant.»
L’expérience est-elle le mot-clé?
«Nous créons surtout de la valeur en améliorant l'expérience de nos clients. La propension à payer pour l' expérience est nettement supérieure à la propension à payer pour le contenu. Le client attend plus de l'expérience depuis six ou sept ans, nous le remarquons clairement. Tous les produits que nous développons et qui misent davantage sur l’expérience ont une meilleure perception du rapport qualité-prix que notre produit standard. Après la pandémie, ce phénomène a explosé. Dans tous les pays dans lesquels nous sommes présents, nous réalisons aujourd'hui une augmentation de 25 à 30 pour cent du chiffre d’affaires par client par rapport à 2019. Les clients consomment davantage dans les shops, la demande explose pour nos cosy seats qui offrent plus d'espace et d'intimité, pour nos salles Laser Ultra et pour des concepts tels que IMAX, ScreenX et 4DX. Ces deux dernières années, nous avons résolument misé sur cette tendance ; nous disposons des ressources nécessaires pour le faire, contrairement à certains concurrents. Nous essayons constamment de nouvelles formules. Aux Pays-Bas, nous avons désormais des cosy seats assortis d’un pouf afin de pouvoir s’allonger. Aux États-Unis, nous avons même placé des lits au premier rang. Le client est séduit !»
L'innovation technologique contribue également à accroître l'expérience. Pouvez-vous nous expliquer ce que Kinepolis peut offrir dans ce domaine?
«La nouvelle technologie n'est jamais une fin en soi, tout dépend du groupe-cible, du contenu que vous lui proposez et des facteurs qui contribuent à renforcer l'expérience. Je ne peux pas imaginer un Avatar sans 3D, mais, pour une comédie romantique, la 3D n'apporte aucune valeur ajoutée. Avec la 4DX, le mouvement du fauteuil est adapté à l’action qui défile à l'écran. Le spectateur ressent également le vent, la pluie, le brouillard, les odeurs et d'autres sensations. Avec le ScreenX, le film est projeté aussi sur les murs latéraux de la salle. Le film se déroule sur l'écran principal ; les murs latéraux contribuent davantage à l'atmosphère. Cela rend le film encore plus immersif. Notre Laser Ultra combine le meilleur en termes de qualité d'image avec le son de 69 haut-parleurs commandés séparément. Vous obtenez ainsi un son basé sur les objets qui rend le tout encore plus réaliste. Les enquêtes menées auprès des clients nous ont appris qu’ils remarquent davantage un son plus sophistiqué que de meilleures images. Les cinémas IMAX offrent un format d'image plus grand et un système audio puissant. L'innovation est notre moteur, nous sommes toujours parmi les groupes les plus avancés en termes de confort d'assise et de technologie.»
Les effets de la pandémie de covid ont-ils été entièrement digérés?
«La pandémie et la fermeture obligatoire des salles ont évidemment fait mal, mais nous avons mieux résisté à la crise que beaucoup de nos concurrents. Le nombre de visiteurs n'atteint peut-être pas encore le niveau de l'année record 2019, mais le chiffre d'affaires, l'EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement, N.d.l.R.) et le bénéfice net sont en hausse par rapport à il y a cinq ans. Le profil à faible risque que nous avons toujours défendu dans le passé s’est avéré payant et, comme nous possédons beaucoup de nos complexes, nous n'avons pas eu à payer de loyer. Nous sommes entrés dans la pandémie avec une réserve de trésorerie qui nous a permis de rester fermés pendant 48 mois et de remplir tous nos engagements. Nous avons préparé le redémarrage pendant la période de fermeture obligatoire, avec pour objectif d'atteindre le même chiffre d'affaires et la même rentabilité avec 75 % des visiteurs d'avant la pandémie. En fait, nous sommes même parvenus à faire mieux l'année dernière. Nous nous sommes remis des mesures restrictives et de la fermeture obligatoire des cinémas.
Mais Hollywood ne s'est pas encore totalement relevé de la pandémie et des mois de grève des acteurs et scénaristes de l'année dernière. La plupart des studios n’auront pas repris leur rythme de croisière avant 2025 ou 2026. Par rapport à la période antérieure au Covid, nous ne disposons plus que des trois quarts de l'offre de grands films. Et cela a une incidence sur le nombre de visiteurs. À la fin de 2021, nous avions 67 pour cent des films et 67 pour cent des visiteurs par rapport à 2019 ; en 2022, ces pourcentages étaient de 75-75 pour cent. Ces deux facteurs sont linéaires. Plus de films signifient plus de visiteurs, sans que nous ayons à faire quoi que ce soit. Si 100 % des visiteurs reviennent, nous doublons notre EBIDTA sans investir un euro. Entre-temps, nous sommes à l'affût d'opportunités de reprises, mais nous faisons preuve de beaucoup de discipline sur ce plan. Pour moi, l'esprit d'entreprise, c’est prendre des risques calculés. Certains entrepreneurs ne calculent jamais, certains réussissent, mais la plupart se cassent la pipe tôt ou tard. Nous ne nous engageons jamais dans une voie potentiellement sans issue sans avoir vérifié au préalable si notre marche arrière fonctionne. Kinepolis Group adopte un style de management prudent, s'appuyant sur des faits et des chiffres.»
Texte: Bart Van Moerkerke
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